02/12/2025

Temps de lecture : 5 min

Pause ESG ? Le piège parfait qui menace les entreprises

Secrétaire générale de l'IRENCO, Solène Darras alerte dans cette tribune : pendant que l’Europe appuie sur pause, la justice appuie sur accélérer. L’ESG n’est plus un exercice de conformité, mais un champ de bataille stratégique.

Il flotte un parfum trompeur de soulagement dans les comités exécutifs européens. Avec la réforme Omnibus et l’adaptation de la CSRD, beaucoup de dirigeants pensent avoir gagné du temps. Ils se trompent. Pendant que le législateur européen accorde un sursis technique, le juge, lui, change de braquet. En 2024, la création de la chambre 5-12 à la Cour d’appel de Paris a sifflé la fin de la récréation : l’ESG n’est plus une affaire de conformité, c’est une zone de combat judiciaire et stratégique.

Il y a encore peu, les entreprises traitaient les risques extra-financiers comme des colonnes dans un fichier Excel. Les ruptures étaient perçues comme des anomalies statistiques. Cette époque est révolue. De l’Ukraine à Gaza, des chaînes d’approvisionnement brisées par le climat, aux crises de réputation virales, nous sommes entrés dans l’ère de la polycrise. Le risque ne se gère plus, il doit se naviguer.

Pourtant, une dangereuse dissonance cognitive s’installe. D’un côté, la complexité du monde explose. De l’autre, une partie du monde économique interprète les récents allègements réglementaires comme une invitation à ralentir. C’est précisément là que se referme le piège.

Le mirage de la « pause » Omnibus

L’adoption récente de la réforme Omnibus au niveau européen a envoyé un signal ambigu. En reportant de deux ans l’adoption des normes sectorielles de la directive CSRD et en allégeant certaines obligations pour les PME, Bruxelles a voulu donner de l’air à une économie asphyxiée par la charge administrative.

Pour un directeur financier ou un secrétaire général, la tentation est grande de lire cette réforme comme une « pause ». Une opportunité de repousser les investissements dans la collecte de données ou de geler les recrutements d’experts des questions de risques extra financiers. C’est une erreur de lecture stratégique majeure.

La réforme Omnibus n’est pas une remise en cause, c’est un délai de mise en qualité. Elle ne change rien à la direction du vent, seulement à la vitesse des pales. Pire, elle crée un faux sentiment de sécurité. Car pendant que Bruxelles desserre l’étau du reporting (la forme), la justice française resserre celui de la responsabilité (le fond).

La nouvelle épée de Damoclès : La Chambre 5-12

Le véritable événement structurel des deux dernières années n’a pas eu lieu au Parlement européen, mais sur l’Île de la Cité. Le 15 janvier 2024, la Cour d’appel de Paris a annoncé la création d’une chambre hautement spécialisée : la chambre 5-12.

Dédiée aux « contentieux émergents », cette juridiction concentre désormais les litiges liés au devoir de vigilance et à la responsabilité écologique. Ce n’est pas un simple remaniement administratif. C’est la reconnaissance institutionnelle que le risque ESG est devenu un contentieux technique, complexe et systémique.

Jusqu’à présent, les entreprises pouvaient espérer bénéficier de la méconnaissance des juges face à des textes flous. C’est fini. Avec la chambre 5-12, vous ne ferez plus face à des généralistes, mais à des magistrats formés, capables de décortiquer vos plans de vigilance, d’interroger vos matrices de matérialité et de juger la sincérité de vos engagements ESG.

Le message est clair : la conformité administrative (avoir publié son rapport CSRD) ne vous protégera pas de la responsabilité juridique (avoir effectivement prévenu le dommage). Le juge ne regardera pas si vous avez rempli les cases, mais si vous avez agi. Le risque juridique s’est déplacé du « tick-the-box » vers la performance réelle.

De la conformité à l’intelligence stratégique

Dans ce contexte où le régulateur temporise mais où le juge accélère, comment décider ? La réponse ne se trouve pas dans davantage de reporting, mais dans un changement de posture radical.

Les organisations matures ne subissent pas les risques ESG : elles les utilisent comme une nouvelle forme « d’intelligence stratégique ». L’ESG, débarrassé de son vernis moralisateur, est l’un des outils les plus intéressant pour lire un environnement chaotique. Prendre en compte sérieusement les risques ESG permet :

  • D’anticiper la rupture : Un risque ESG n’est souvent que le signal faible d’une future crise économique. Une tension hydrique locale aujourd’hui, c’est une probable rupture de chaîne de production demain.
  • De transformer la contrainte : La valeur ne se crée plus seulement par l’innovation produit, mais par la résilience. Schneider Electric ou L’Oréal ne font pas de l’ESG pour la « com’ », mais pour verrouiller leur accès aux ressources et pérenniser leur modèle dans un monde à +2°C ou +3°C.

La question n’est plus « sommes-nous conformes à la CSRD ? », mais « notre modèle d’affaires survit-il à la réalité physique et sociale que la CSRD nous demande de décrire ? ».

Trois pistes pour une gouvernance des risques émergents

Pour passer de la défense à l’attaque, les entreprises doivent adopter des réflexes inspirés de la gestion de crise militaire ou du renseignement. Voici trois pistes prioritaires pour les comités de direction et les directions RSE visionnaires :

  1. Du « risk mapping » au « serious gaming » ESG

Les cartographies des risques traditionnelles sont statiques et souvent obsolètes avant même d’être imprimées. Elles classent les risques ; elles ne les scénarisent pas.

Une piste : Mettez en place des sessions de simulation ou de stress test à travers des « serious games » périodiques. Ne demandez pas « quel est notre risque climatique ? », mais « que faisons-nous si notre fournisseur critique au Vietnam est inondé pendant 40 jours ? ». Simulez des chocs de réputation liés aux droits humains activés par des ONG devant la chambre 5-12 qui vous mettrons en cause pour esclavage moderne quelque part dans votre chaine d’approvisionnement. Testez la résilience de vos décisions face à des scénarios extrêmes, pas médians.

  • La Double Matérialité comme radar, pas comme exercice comptable

La CSRD impose la double matérialité. Trop souvent, cet exercice est sous-traité à des consultants pour produire un simple rapport.

Une piste :  Réaliser une véritable veille sur les risques émergents. Utilisez la période de sursis de la réforme Omnibus pour fiabiliser vos données, non pas pour le rapport annuel, mais pour une pilotage stratégique en temps réél. Créez des tableaux de bord dynamiques qui remontent les signaux faibles (grèves chez un sous-traitant de rang 2, évolution de la jurisprudence sur les PFAS) directement au Comex. L’information ESG doit circuler aussi vite que l’information financière.

  • Désiloter le juridique, la RSE et la stratégie

La création de la chambre 5-12 prouve que le risque est transversal. Or, dans 90% des entreprises, le directeur juridique gère le procès, le directeur RSE gère le rapport, et le directeur financier gère la dette.

Une piste : Créez une « Task Force Risques Émergents » permanente, présidée par un membre du Comex, qui réunit ces trois fonctions. Son mandat : assurer que ce que l’entreprise dit (RSE) est cohérent avec ce qu’elle fait (opérationnel) et ce qu’elle peut prouver (juridique). C’est la seule protection efficace contre le risque de contentieux climatique ou social.

Vers une nouvelle définition de la performance

Les risques ESG redéfinissent les règles du jeu économique. Ils imposent une nouvelle grammaire stratégique où la performance ne se mesure plus seulement en EBITDA, mais en capacité à anticiper, absorber et décider dans l’incertitude.

Dans un monde instable, la performance ne réside plus dans la force brute du capital ou l’optimisation aveugle des coûts. Elle réside dans la lucidité. La capacité à lire ce que les autres ne voient pas encore, à comprendre que la réforme Omnibus est un leurre et que la chambre 5-12 est une boussole.

Les entreprises qui profiteront du délai européen pour s’endormir se réveilleront devant le juge. Celles qui l’utiliseront pour muscler leur intelligence stratégique prendront le leadership de l’économie de demain. La valeur devient une conséquence logique de cette lucidité.

Solène Darras, Secrétaire générale de l’IRENCO

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