15/01/2024

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« D’autres imaginaires modifiant le rapport à la consommation et à l’achat sont à réinventer », Sihem Dekhili (chercheuse et spécialiste en marketing durable)

(contenu abonné) Chercheuse en marketing à l’Université de Strasbourg, au laboratoire BETA-CNRS, Sihem Dekhili est spécialiste de la consommation responsable et de la mode éthique. Elle est la co-auteure avec Aurélie Merle et Adeline Ochs de...

Professeure en marketing durable à l’ESSCA school of management et chercheuse au laboratoire BETA-CNRS, Sihem Dekhili est spécialiste de la consommation responsable et de la mode éthique. Elle est la co-auteure avec Aurélie Merle et Adeline Ochs de l’ouvrage « Marketing Durable » publié chez Pearson en 2021. Elle pilote le nouveau centre de recherche dédié à la Mode Éthique et la Consommation Écologique (MECE). Rencontre.

The Good : L’ESSCA a lancé un nouvel institut de recherche consacré à la Mode Éthique et la Consommation Écologique (MECE), que vous dirigez depuis le 28 septembre 2023. Pouvez-vous nous détailler ses missions ?

Sihem DEKHILI : Après une quinzaine d’années environ de recherches autour du sujet de la mode éthique, en incluant différents terrains au-delà de la France comme l’Italie, les USA, les pays du Golf, et de thèses de doctorat encadrées sur ce thème, j’ai pu mesurer à la fois les enjeux et défis qui entourent le secteur de la mode au vu des impératifs de la durabilité ainsi que la complexité du sujet. Sur le plan environnemental par exemple, la mode présente une empreinte carbone de l’ordre de 1,2 milliards de tonnes de CO2, soit 2% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, un pourcentage susceptible d’atteindre 26% d’ici 2050 si une transition significative ne se met pas en route et rapidement[1].  Il y a eu besoin de créer un espace de réflexion qui dépasse les frontières disciplinaires. Le sujet de la mode éthique appelle des compétences en Sciences de Gestion certes (marketing, management, supply chain, finance, …), mais aussi en économie, anthropologie, sociologie, design textile, sciences juridiques, etc. Aussi, cela me semble crucial d’avancer sur le sujet de la mode éthique en impliquant tous les acteurs concernés : institutionnels, politiques, professionnels d’entreprises, d’associations, de collectifs, etc.

C’est cela l’ambition de l’Institut MECE : créer et faire fédérer un réseau de chercheurs et de professionnels ouvert à l’international. A titre indicatif, nous avons des partenaires à Hong Kong, Montréal, Genève, etc. L’Institut MECE jouera un rôle majeur en termes de sensibilisation et de diffusion de connaissances autour de la mode éthique auprès de toutes les cibles. Un exemple d’actions en ce sens est une série de webinaires MECE/FMC qui a été conçue avec la Fédération de la Mode Circulaire (FMC) et qui verra le jour très prochainement. Également, l’Institut MECE contribuera à la transformation du secteur en répondant, en collaboration avec les entreprises et les institutions, aux problématiques urgentes que rencontre le secteur de la mode. Le but étant d’offrir une « boîte à outils » et des préconisations managériales pour accompagner les acteurs dans cette transition.

The Good : Comment les consommateurs perçoivent-ils les achats écologiques ?

Sihem DEKHILI : S’agissant des produits écologiques, les perceptions sont ambivalentes, et puis il y a souvent un green gap, c’est-à-dire un décalage entre les perceptions et les comportements réels. Les consommateurs procèdent à un arbitrage entre les bénéfices qu’ils vont retirer de l’achat écologique et les coûts perçus. En général, les consommateurs associent aux produits écologiques : 1) des bénéfices égocentriques, tournés vers « soi » (par exemple, ce qu’un produit écologique va m’apporter pour préserver ma santé, la valorisation sociale en tant que « consommateur responsable », etc.). C’est d’ailleurs la motivation dominante du comportement humain ; et 2) des bénéfices altruistes, en lien avec la limitation des impacts environnementaux et sociaux. Leur valorisation dépend souvent du degré de sensibilité des consommateurs à ces enjeux.

Mais les produits écologiques font aussi l’objet d’évaluations négatives par les consommateurs. En plus du sacrifice financier souvent exigé, la présence d’un attribut écologique peut être perçue comme synonyme d’une performance réalisée au détriment d’autres caractéristiques du produit. Par exemple, des matériaux recyclés peuvent être vus comme étant moins performants. En outre, les consommateurs peuvent percevoir des conséquences en termes d’effort cognitif (temps passé, effort dépensé, etc.). A titre d’illustration, l’achat de produits en vrac peut être assimilé à une « corvée » : penser à apporter ses contenants, se charger de les remplir en magasin, organiser et conserver les produits à la maison, etc.

Cela dit, les perceptions des produits écologiques (autrement, le degré de valorisation des bénéfices et de dévalorisation des sacrifices) dépendent du profil des consommateurs. Entre « pro-activistes » (ceux qui font tout pour limiter l’impact de leur consommation) et les « agacés » (ceux qui ne souhaitent pas changer leurs habitudes), pour reprendre ici la segmentation de Greenflex-Ademe (2020), des disparités existent.

The Good : Quelle est la perception des consommateurs envers la mode éthique ?

Sihem DEKHILI : D’abord, il est important de préciser que « mode éthique » ou « mode durable » correspond à un ensemble de pratiques qui ont pour but de limiter les impacts sur la nature et le vivant, et qu’elle ne se limite pas à l’achat de produits neufs faits à partir de matières écologiques et fabriqués dans le respect des exigences sociales. La « mode éthique » comprend l’achat d’occasion, la réparation, la location, … bref tout ce qui permet d’allonger le cycle de vie des produits et de produire et consommer moins.

Les produits neufs de la mode éthique rencontrent des freins :

  • méconnaissance de la mode éthique et des marques engagées : 22 % des Français qui ne s’intéressent pas à la mode durable déclarent ignorer en quoi consiste la durabilité dans la mode[2].
  • faible confiance envers les marques qui se disent « engagées » : 25 % des Français qui ne se tournent pas vers les produits neufs de la mode durable expriment des doutes quant à la sincérité des marques[3] et les soupçonnent de greenwashing.
  • prix élevés : 34 % des Français qui ne s’intéressent pas aux produits de mode éthique jugent leurs prix élevés[4].
  • insuffisance au niveau du style vestimentaire : l’esthétique constitue le deuxième critère d’achat des produits de la mode, après le prix[5]. Des consommateurs considèrent que les collections de vêtements éthiques proposées sur le marché sont peu élégantes et démodées.

Si on prend l’exemple des produits de mode d’occasion, les consommateurs y voient de nombreux avantages au-delà du bénéfice écologique, comme l’obtention de produits originaux, de qualité à des prix raisonnables. Aussi, acheter de l’occasion offre une dimension récréative liée à la découverte d’objets, et un lien social via l’interaction avec d’autres consommateurs. Cela dit, il est important de faire attention à l’éventuel « effet rebond ». Les affordances des plateformes de seconde main pourraient conduire à une surconsommation, avec le risque d’entraîner un comportement addictif. En effet, les prix bas et le fait d’associer aux produits d’occasion un moindre impact écologique pourraient inciter les consommateurs à acheter en grandes quantités.

The Good : Les consommateurs de luxe sont-ils plus nombreux à exiger des produits et services de luxe durable ?

Sihem DEKHILI : Non, c’est même l’inverse ! D’abord, il faut être conscient de la complexité de la relation entre « durabilité » et « luxe ». Si la « durabilité » évoque le partage, la rationalité et l’altruisme, le « luxe » reste associé à l’exclusivité, l’excès et l’égoïsme.

Nos différentes recherches autour du luxe durable ont montré qu’intégrer un attribut écologique dans un produit de luxe conduit à réduire la préférence des consommateurs ainsi que la qualité perçue. Les consommateurs de luxe tiennent à ce que le produit qu’ils se procurent soit exclusif, d’une qualité irréprochable à partir de matières nobles. Pour eux, une matière noble c’est une matière rare, d’origine animale, non recyclée. Dans certaines de nos recherches portant sur l’enjeu du bien-être animal, nous avons testé l’intégration de matériaux responsables (cuir végétal, fourrure synthétique) dans les articles de luxe. Nous avons observé que les matériaux d’origine animale continuent à être privilégiés car ils répondent mieux aux attentes de qualité et de confort de certains consommateurs et d’ostentation pour d’autres.

Cela dit, le luxe bénéficie de certaines dimensions qui vont dans le sens de la durabilité : production limitée, produits durables dans le temps, etc. Enfin, au vu de sa visibilité, sa puissance symbolique et financière, le luxe a un rôle clé à jouer pour impulser la transition du secteur de la mode vers plus de durabilité voire vers une forme de sobriété.

The Good : Quels arguments les marques devraient-elles mettre en avant pour amener les consommateurs vers des comportements vertueux ?

Sihem DEKHILI : Pour élargir le marché de la mode durable et accélérer la transformation sociétale, il va falloir arrêter de penser que seuls les consommateurs engagés sont concernés. Ceux-ci constituent un segment très étroit. Une étude GreenFlex-Ademe (2020) indique que les engagés ne représentent que 11% des Français. Il est donc nécessaire de viser tous les consommateurs quelle que soit leur sensibilité écologique. Cela est envisageable en mobilisant non seulement des arguments en lien avec la préservation de la planète et du vivant (bénéfices altruistes), mais en mettant surtout l’accent sur des bénéfices qui touchent les consommateurs directement (le confort de chaussures véganes, le bienfait sur la santé de matières textiles écologiques, etc.). Se rappeler que les consommateurs achètent avant tout des articles de mode pour des motivations égocentriques et non pour leur dimension éthique ou durable.

Il convient également de limiter le sentiment de sacrifice qui peut accompagner les pratiques responsables : réparer ses vêtements peut être vécu au début comme contraignant (prend du temps, demande des connaissances/compétences, etc.) ; c’est dans ces phases-là notamment que les consommateurs doivent être accompagnés. Patagonia accompagne ses clients dans la réparation de leurs vêtements par exemple.

Enfin, un enjeu majeur consiste à créer et à diffuser des imaginaires positifs. Les marques de mode éthique ont intérêt à mobiliser des émotions positives comme la joie et le plaisir dans leurs communications et de valoriser les pratiques et valeurs liées à la durabilité et à l’éthique.

Si pendant de nombreuses années, des récits en faveur de la consommation ont été communiqués, d’autres imaginaires modifiant le rapport à la consommation et à l’achat sont à réinventer afin d’embarquer l’ensemble des consommateurs dans la transition vers une mode durable et sobre. La dernière campagne de l’ADEME mettant en avant le concept de « dévendeur » en est un exemple.


[1] Greenpeace (2023), Mode éthique ou fast-fashion ?

[2] C&A/IPSOS (2019), Les Français et la mode durable, septembre 2019.

[3]C&A/IPSOS (2019), Les Français et la mode durable, septembre 2019.

[4]C&A/IPSOS (2019), Les Français et la mode durable, septembre 2019.

[5] ObSoCo/Citeo (2023), Observatoire de la consommation responsable, 2ème édition.

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