Shein ou 1083, quelle mode voulons-nous ?

Ultra fashion mondialisée contre mode raisonnée made in France : les deux modèles économiques de Shein et de 1083 ne peuvent pas être plus opposés. Alors qu’un débat réunissait le directeur de la stratégie et des affaires publiques du géant chinois, Peter Pernot-Day, et le fondateur de la marque de jean hexagonale, Thomas Huriez, lors du Retail Retail Week, The Good refait le match.

D’un côté, 1083 : le spécialiste du jean made in France. De l’autre, Shein : la marque symbole de l’ultra fast fashion. Un match aux allures de David contre Goliath sur le plan commercial mais qui bascule si l’on regarde la performance globale. Revue de détails.

Critiqué pour son impact environnemental, Shein a des arguments bien rôdés mais jamais chiffrés, du moins en public. Utilisation de matières recyclées, faibles invendus (Mind Retail nous apprend que c’est 10% contre 25% à 40% dans le secteur…et 18% chez 1083), création d’une plateforme de seconde main (pour des vêtements non conçus pour durer), etc. Sur scène, le directeur des Affaires publiques égrène ses éléments de langage. Mais peine lorsque les questions grattent. Quid de la production mondialisée ? La marque dit vouloir localiser la fabrication au plus près des marchés mais malgré son usine turque, l’Europe est encore approvisionnée en « écrasante majorité par la Chine », reconnait Peter Pernot-Day. La toxicité de certains vêtements révélée par Greenpeace ? On saura juste que le groupe « investit beaucoup dans la sécurisation de ses produits ». Quant aux pratiques sociales, malgré les déclarations de « zéro tolérance sur le travail forcé » du directeur des affaires publiques, Shein est pointé du doigt pour ses cadences infernales et des soupçons d’exploitation des Ouïghours.

Mais au-delà des pratiques, c’est le business model de l’ultra fast fashion, qui produit à très faible coût des volumes tentaculaires et jetables, qui coince. Chaque année, Shein vend 1 milliard de vêtements dans 150 pays, avec 8 000 références mises chaque jour sur le marché. Avec un tel volume, impossible de jouer la carte de la durabilité, assure le fondateur de 1083 qui a tenu à debunker la communication de la marque chinoise tout au long du débat. « Ce n’est pas le procès de Shein mais celui d’un système où la stimulation permanente d’un désir éphémère conduit à une surproduction qui n’est pas tenable à l’échelle de la planète », précise toutefois Thomas Huriez. Sa marque de jean made in France prend le contre-pied de ce modèle avec une filière intégrée et 300 références, dont 80 % d’intemporelles, vendues uniquement en France et les pays limitrophes. Mais la fabrication des jeans reste énergivore et le coton est très consommateur d’eau. Pour limiter son empreinte et assurer des conditions de travail décentes, 1083 s’approvisionne essentiellement en coton bio certifié GOTS de Tanzanie pour ses jeans classiques (85 à 90% des ventes). Si la distance reste importante (6 640kms de la France mais acheminé en bateau jusqu’à Anvers puis par camion jusqu’à la filature des Vosges), ses fournisseurs utilisent, à date, essentiellement de l’eau pluviale et une irrigation raisonnée, assure 1083, et une production de coton bio est testée en France depuis 2022, mais elle reste encore très faible au regard des volumes. Quant au jean Infini (10 à 15% des ventes), il est réalisé en polyester recyclé et consigné. Enfin, le lavage est assuré au laser, moins consommateur d’eau.

Si les modèles sont aux antipodes, les deux marques assurent avoir été rentables presque tous les ans depuis leur création, même si 1083 avoue une année 2023 plus compliquée avec l’augmentation des coûts de l’énergie (les machines de tissages sont très énergivores). Mais les ordres de grandeur sont incomparables : 12 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2022 pour 1083, en croissance de 20% par rapport à 2021, quand les ventes de Shein atteignent 30 milliards de dollars en 2022 (presque deux fois plus qu’Inditex) avec une croissance de 100% en un an.

Le succès planétaire de Shein auprès des jeunes essentiellement tient à des vêtements et accessoires vendus entre 2 et 30 € pour la plupart (15/20 € pour un jean), élaborés au fil des tendances par intelligence artificielle quand 1083 se concentre essentiellement sur un produit (et des chaussures) avec un jean à 130 € en moyenne et des coûts de fabrication de l’ordre de 20 €. « Pour le prix d’un produit Shein je peux juste vendre un bout de tissu fabriqué en France dans le respect des règles françaises », assure Thomas Huriez. Ses jeans ne bénéficient d’aucune ristourne quand Shein casse les prix en permanence. Une « pratique qui cache plus d’invendus que déclaré ou des fausses promotions ?», interroge Thomas Huriez. « Une technique de gamification, très attirante pour le client », répond le directeur de la stratégie de Shein. Mais ce désir, basé sur le sentiment d’urgence et d’abondance aboutit à la surconsommation quand 1083 incite au désir patient : il faut ainsi attendre près d’un an pour recevoir son premier jean en coton bio 100% made in France, planté à l’été 2022.

Quantité versus qualité, transparence versus langue de bois, les deux marques ne jouent définitivement pas dans la même catégorie. Au consommateur de trancher. Mais les pouvoirs publics pourraient jouer les arbitres. En France, un affichage environnemental est en préparation. Et plusieurs acteurs comme la journaliste spécialisée Victoire Satto, le président de la Fédération du Prêt à Porter Féminin Yann Rivoallan et l’eurodéputé Raphaël Glucksmann réclament un « bouclier législatif et réglementaire » pour mettre un frein au modèle délétère de l’ultra fast fashion.

Béatrice Héraud
Béatrice Héraud
Journaliste indépendante, elle suit les tribulations de la transformation écologique et sociale des acteurs économiques et politiques (avec ses hauts, ses bas et ses trop fréquents statu quo) depuis une quinzaine d’années. Elle tente aussi de mobiliser ses confrères sur le sujet à travers des formations. Amatrice de théâtre et comédienne à ses heures (non perdues), elle déteste les farces du greenwashing. Ses boussoles : les limites planétaires et la justice sociale. Son crédo : le changement, c’est urgent !

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