01/04/2024

Temps de lecture : 10 min

Enquête : les coulisses du rapprochement des directions RSE et financières

Le mariage des directions financière et RSE semble contraint par la mise en œuvre de la loi CSRD. Plutôt pour le meilleur ou pour le pire ? Voici quelques idées de bonnes pratiques, exemples à suivre et stratégies déployées par les grands groupes.

Le mariage des directions financière et RSE semble contraint par la mise en œuvre de la loi CSRD. Plutôt pour le meilleur ou pour le pire ? Voici quelques idées de bonnes pratiques, exemples à suivre et stratégies déployées par les grands groupes.

Rapide flash-back en 2013. Le 24 avril, le Rana Plaza, un immense bâtiment abritant des ateliers de confection textile, s’effondre à Dacca, au Bangladesh. Bilan : 1 135 morts, plus de 2 000 blessés, les victimes sont à 85 % des ouvrières sous-payées, mal déclarées et sans aucune assurance. Cette catastrophe a précipité des milliers de femmes, subitement devenues polyhandicapées et lourdement traumatisées, dans une précarité encore plus grande qu’auparavant. Drame banal dans un pays lointain ? Pas seulement. Il est en réalité lié aux marques et aux habitudes des consommateurs du reste du monde et notamment des pays les plus riches. Des liens dramatiquement étroits, pour ne pas dire directement corrélés, sont vite tissés par les ONG et les médias entre cet événement et la responsabilité des marques. Car ces ateliers textiles de Dacca œuvraient comme sous-traitants de grandes griffes et d’enseignes connues et distribuées partout dans le monde. Benetton, C&A, Camaïeu, H&M, Lee Cooper, Tex (Carrefour) ou Zara voient leur réputation entachée et les « casseroles » sociales et environnementales surgir – parmi les cadavres – des décombres du Rana Plaza. Le tollé est, sans doute pour la première fois, à la hauteur de cette insondable tragédie. Les projecteurs des médias du monde entier se braquent (enfin) sur les dérives de cette industrie parmi les plus polluantes et inhumaines au monde. D’autres scandales sont révélés à la suite du 24 avril 2013 : l’exploitation de la main-d’œuvre en Asie du Sud-Est ou en Afrique subsaharienne (comme en Éthiopie ou en Chine où les Ouïgoures sont réduites à l’esclavage pour la production du coton), les millions de tonnes de vêtements invendus de l’industrie de la fast fashion déversés chaque jour dans le désert d’Atacama au Chili ou brûlés au Kenya, ou encore la question de la toxicité des vêtements eux-mêmes et de toute leur chaîne de production… Les consommateurs ne peuvent plus ignorer les ravages de la fast fashion, les entreprises sont confrontées à leurs manquements indignes et, cette fois, les législateurs, notamment européens, ne vont plus tarder à réagir. Et, si les entreprises du secteur du textile sont d’abord visées, les lois vont très vite concerner finalement les industriels et les marques de tous les secteurs.

La Transition encadrée par toujours plus de lois

Dès 2014, par exemple, l’Europe adopte sa Non Financial Reporting Directive (NFRD) qui oblige aujourd’hui plus de 12 000 entreprises à rendre des comptes sur leurs activités extra-financières (social, environnement, culture, etc.). En 2015, à la suite de la Cop 21, 17 objectifs de développement sont adoptés par 193 pays de l’ONU, dont le premier est de tout faire pour enrayer la pauvreté et l’exploitation humaine, lutter contre la faim et veiller à la bonne santé et au bien-être de ses salariés et/ou sous-traitants. En 2017, la loi sur le « devoir de vigilance » oblige les entreprises de plus de 5 000 salariés à faire respecter les droits fondamentaux et environnementaux chez tous leurs fournisseurs et sous-traitants. Entre 2018 et 2020, l’Union européenne adopte le principe de « taxonomie verte » : un système de classification des activités économiques permettant d’identifier les plus durables sur le plan environnemental (sans aggraver le changement climatique) et qui vise la neutralité carbone des entreprises européennes d’ici 2050… Puis, depuis le 1er janvier 2024, la loi dite « CSRD » pour Corporate Sustainability Reporting Directive, oblige désormais les entreprises de L’Union de plus de 500 salariés à publier chaque année les données très précises (lire encadré) et objectivées des conséquences de leur activité au niveau social comme environnemental. Impossible désormais, au seul nom de la rentabilité ou du bon vouloir des actionnaires, d’échapper à leurs responsabilités directes comme indirectes. Il s’agit désormais d’étudier l’impact de leurs activités tous azimuts. En résumé, la CSRD c’est un peu l’avènement de la première « loi anti-greenwashing », comme la décrit simplement au grand public Ouest-France dans un article en décembre 2023. Ou carrément « une assurance-vie pour les entreprises », comme l’explique alors au quotidien régional Fabrice Bonnifet, président de l’association C3D et directeur du développement durable du groupe Bouygues. En prenant désormais mieux en compte leur impact sur l’eau, le climat, les humains ou la biodiversité, les entreprises assurent aussi leur avenir à long terme, car sans ces éléments essentiels et à préserver d’urgence, elles sont vouées à disparaître et à mourir elles aussi…

L’année zéro de la CSRD : plus qu’un tournant obligatoire, une opportunité

Voilà le principe de la CSRD, mais cette loi a d’autres conséquences moins évidentes pour les entreprises et leur organisation. D’abord parce qu’elle les oblige à analyser, détailler et éventuellement à revoir la structure même de leur gouvernance (lire encadré). Et puis, pour rendre compte et rédiger ce rapport très cadré, qui demande de collecter un très grand nombre de datas et de chiffres, elles ne doivent plus seulement compter sur les travaux de leurs directions RSE, communication ou marketing, mais doivent aussi miser sur leurs directions financières, rompues à ces procès et aux logiciels de traitement et de collecte des données. Résultat, on voit depuis quelques mois déjà se rapprocher dans les grands groupes, mais aussi dans les plus petites structures, des directions et des managers qui n’avaient, jusque-là, pas franchement l’habitude de travailler ensemble.

« Nous n’avons pas attendu la CSRD pour remettre tous nos sujets liés à la RSE dans une même direction et pour les organiser, souligne Stéphanie Boutin, directrice de la RSE et directrice de la Communication du Groupe Matmut. Tous nos engagements ont été rassemblés en 2020 à l’occasion d’un DPEF (rapport extra-financier) volontaire et de la rédaction de notre raison d’être ». Le groupe mutualiste souhaite dès lors, et sans attendre de tomber sous le coup d’une loi, produire les preuves tangibles de ses actions et engagements en matière d’environnement, de climat, d’énergies ou sur le plan social. « Aujourd’hui, la loi CSRD vient percuter et démultiplier tout cela, ajoute Stéphanie Boutin. Ce rapport embarque désormais aussi très largement le champ de la responsabilité financière en sus de l’extra-financier. C’est donc une opportunité pour nous de valoriser notre modèle mutualiste, mais aussi d’opérer la transformation durable de l’entreprise et du métier assurantiel. La RSE et la transformation, ce n’est pas que du ROI (retour sur investissement), c’est aussi contribuer au bien commun et assurer l’avenir et la pérennité durable de l’entreprise ». Le rapport CSRD est aussi la possibilité de démontrer concrètement, de manière chiffrée, tout ce que l’entreprise investit en matière de RSE, d’environnement, de social, de préservation des ressources, etc. « Pour nous, la CSRD devient naturellement un nouvel outil de pilotage, poursuit la responsable RSE. Demain, chaque entreprise cotée ou non pourra être jugée à l’aune de ses performances économiques et financières, mais aussi de sa durabilité et de son impact sur l’environnement, la société, l’humain. Ce n’est pas rien, c’est le début d’un nouveau capitalisme vertueux, de ce qu’on peut appeler le « durabilisme » ». La Matmut, comme d’autres grands groupes, a donc décidé de désenclaver la RSE et de ne plus la cantonner au marketing ou à la communication, ni de la considérer comme un domaine « à part » au sein de l’entreprise. Car elle participe aussi aux performances et a un impact (parfois lourd) sur les résultats financiers, les investissements, et de plus en plus sur l’envie ou non des consommateurs et clients d’acheter ses produits, ou des actionnaires (les petits surtout) d’en acquérir des parts.

Souvenons-nous qu’après l’effondrement des ateliers de Dacca au Bangladesh, des milliers de consommateurs et d’ONG avaient appelé au boycott des marques impliquées… Ce n’était pas anecdotique, les entreprises, les consomm’acteurs, les politiques et les actionnaires ont alors pris la mesure de leur impact et de leurs responsabilités les uns envers les autres. À la Matmut, la direction RSE travaille main dans la main avec la direction financière, mais le groupe s’est également doté d’une direction de la Transformation. Chaque entreprise s’organise et se structure librement pour répondre aux nouveaux enjeux et aux directives européennes. Chez Orange, une direction de la finance durable a ainsi été créée en janvier 2023 et il a été décidé, en mars de la même année, que des équipes système d’information finance et système d’information RSE feraient désormais équipe pour piloter les données ESG et adopter une vision commune des outils de reporting dans les deux domaines. « Les énormes enjeux de la CSRD sont une formidable opportunité de casser les silos entre les directions Finance et RSE, explique Constance Gest, directrice finance durable d’Orange. La transformation de notre modèle d’affaires est obligatoire, nous ne pourrons nous y soustraire, nous nous employons déjà à baisser drastiquement nos émissions de CO2 et à nous adapter partout dans le monde au changement climatique sans l’accélérer. Il était donc important de créer ce pôle finance durable car les équipes financières sont de plus en plus sollicitées par les questions liées à la RSE : CRDS certes, mais aussi autres réglementations internationales, taxonomie, achats, clauses RSE dans les contrats avec nos clients, fournisseurs et partenaires, pilotage des données ESG, etc. ». Des modules de formation ont été mis en place pour les financiers du groupe de télécommunications, une feuille de route commune à la RSE et à la finance a été décidée… « Beaucoup de sujets (économie circulaire, production, énergie, adaptation, risques de demain, RH) convergent aujourd’hui et concernent à la fois la RSE et la finance, poursuit Constance Gest. La RSE ne doit pas être le sujet de quelques personnes au sein de l’entreprise, mais de chacun dans son quotidien, avec des automatismes et des savoir-faire à acquérir. La formation est très importante pour faire comprendre, notamment aux financiers, les enjeux finaux et l’impact de la RSE sur leur travail et sur l’entreprise ». Et de son côté, la RSE doit aussi apprendre à se professionnaliser, à rendre des comptes, à chiffrer ses impacts, à prouver son bien-fondé. Si, jusqu’ici, les directions de la RSE (souvent les directions de la communication) se débrouillaient un peu avec les moyens du bord pour démontrer cette utilité et ces impacts, elles ne peuvent plus se contenter de beaux storytellings ou de belles punchlines. « C’est l’heure d’aller beaucoup plus loin et de collecter des datas, de montrer des preuves et les résultats des engagements environnementaux et sociétaux, d’améliorer la qualité des reportings, des informations et des KPIs qui sont très importants pour les régulateurs et les législateurs », ajoute Constance Gest. Et par extension, aussi pour les ONG, les consommateurs ou les investisseurs.

« Nous avons créé il y a trois ans le service développement durable, il est totalement à part et détaché de la direction de la communication, expose de son côté Philippe Rondeau, directeur du service développement durable chez Sodebo. Et dès le début, nous avons cherché à nous rapprocher de la direction financière, car la transition, ce n’est pas un sujet simple à mener pour l’entreprise et nous souhaitions qu’elle soit plus perçue comme un bon investissement que comme une charge, d’autant que la CSRD donne quelques sueurs froides supplémentaires aux financiers qui sont responsables de son reporting ». Il a donc fallu expliquer et démontrer à ces financiers parfois dubitatifs ce qu’était la vision de la transition et du développement durable portée par l’entreprise et ce qu’elle impliquerait au niveau économique et financier. « Notre service développement durable n’est pas rattaché à la communication ou au marketing mais est, comme la finance, directement rattaché à la présidence du groupe, ajoute toujours Philippe Rondeau. C’est donc un sujet transverse et le rapprocher de la finance, c’est encore plus stratégique : il ne doit donc en aucun cas être un sujet de désaccord »…, ni de conflit avec les financiers et la direction ou les autres directions stratégiques. La mise en place de la CSRD devrait donc aider à instaurer les dialogues, mettre en place les formations, donner de nouveaux caps et aider l’entreprise à se réorganiser et se transformer. C’est un déclencheur, obligatoire certes, mais salutaire pour toutes celles qui n’auraient pas déjà sauté le pas vers le développement durable ou commencé à le faire. Cette loi s’impose donc comme un indicateur et un accélérateur du changement.

Quid des PME et des collectivités ?

Mais dans les entreprises beaucoup moins grandes que les groupes comme Veolia, Sodebo, Orange, la Matmut ou même La poste ou EDF, cette convergence entre finance et RSE n’est pas toujours évidente à mener. Et pourtant, toutes les ETI doivent désormais aussi rendre des comptes, produire leurs datas et reporter. Des tensions et incompréhensions peuvent alors émerger. « En général, dans la plupart des entreprises, même de plus de 500 salariés, les deux directions restent bien à part et séparées, la RSE ne dépend jamais de la direction financière et très rares sont les structures à se doter de directions dédiées au développement durable ou à la transition, souligne Claire Tutenuit, la déléguée générale de l’Association française des Entreprises pour l’Environnement (EpE). Au mieux, on voit s’instaurer des équipes de copilotage de la CSRD entre RSE et finance, qui permettent d’acculturer les uns aux enjeux environnementaux et sociaux et les autres à l’analyse des datas. C’est important que cette convergence s’opère d’une manière ou d’une autre, car au-delà de la CSRD, il y a une massification inéluctable des enjeux de RSE au sein des entreprises, 90 % des industriels sont aujourd’hui engagés dans des objectifs de décarbonation, par exemple, ou doivent piloter des comités des risques climatiques, de transition ou extra-financiers ». Tel produit existant qui est aujourd’hui un best-seller sera-t-il toujours vendu, utile ou vendable dans 15 ou 20 ans ? Cette usine sera-t-elle passée en zone inondable ?  « Ces rapprochements entre financiers et responsables RSE sont importants, car ils crédibilisent la RSE au sein de l’entreprise, ajoute Benoît Galaup, responsable biodiversité, finance et numérique chez EpE. Associer les objectifs environnementaux et sociaux aux objectifs financiers est capital, tout comme le rapprochement de la RSE avec d’autres directions RH, systèmes d’information, production, etc. Mais cela reste un défi pour les plus petites entreprises et les PME qui, demain, devront aussi se soumettre à la CSRD, car elles sont moins acculturées à ces sujets et à ces procès de reporting souvent très compliqués. En revanche, plus l’entreprise est petite, moins elle a de champs et de chiffres à reporter et cette loi est aussi l’occasion pour elles de se transformer et d’avancer dans le bon sens et vers leur durabilité ». La CSRD se veut en effet « à portée de tous » et restera quoi qu’il en soit obligatoire, son anticipation est donc primordiale, surtout pour les petits groupes et les PME. Anticiper, c’est prendre le temps de se former, de s’organiser et éventuellement de recruter et d’investir dans les logiciels et outils nécessaires. La transition est de plus en plus obligatoire, elle se concrétise de jour en jour, il n’est donc plus temps de rechigner, il faut s’organiser et la mettre en œuvre.

D’ailleurs, ces convergences entre finance et enjeux RSE et les obligations légales gagneront sans doute aussi de plus en plus les institutions et les collectivités. « Côté public, ne pourrait-on pas rêver d’une révolution du reporting de l’action des collectivités territoriales, aujourd’hui écartelé entre le compte rendu administratif, le rapport annuel d’activité, le rapport annuel de développement durable et beaucoup d’autres rapports thématiques pas tous annuels… parfois sans formalisation ou presque. Les articles 191 et 192 de la loi de finances pour 2024 paraissent de bien timides avancées par rapport à la directive CSRD », écrivait Bruno Paulmier le 24 janvier dernier dans la Lettre du Cadre. À bons entendeurs…

Enquête extraite de la revue trimestrielle The Good de janvier/février/mars 2024.

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