Alexandra Palt porte en elle la révolte. Cette émotion brute, forgée dans une enfance peu joyeuse à Vienne, qui s’est muée au fil des années en une force tranquille qui l’a propulsée à la tête de L’Oréal puis du WWF France, dont elle est présidente depuis l’année dernière. Solaire et magnétique, elle incarne cette génération de dirigeantes qui ont choisi de mettre leur pouvoir au service de leurs convictions.
L’histoire d’Alexandra prend racine dans celle de sa grand-mère “exceptionnelle et très libre pour son époque”. Elle vécut comme gouvernante en Angleterre avant de rentrer en Autriche pendant la guerre, où elle donna naissance à une fille hors mariage, s’attirant les foudres de la communauté. « Ma grand-mère m’a transmis ce principe : il faut être fidèle à soi-même et à ses valeurs », se souvient Alexandra. Cette aïeule « totalement discrète sur sa vie, le contraire de notre époque », vécut comme elle l’entendait, nourrissant sa passion pour la culture, la lecture, les voyages, le piano. Malgré l’exclusion sociale, malgré la violence de cette époque qui ont forgé le caractère d’une lignée de femmes qui refusent de plier.
L’enfance d’Alexandra Palt n’est pas des plus tendres. Un père « assez spécial », une ambiance familiale pesante, une rudesse qui alimentent un feu qui la met en mouvement. « Toute ma vie, la colère et la révolte ont été un moteur », témoigne-t-elle. L’époque enfonce le clou, les années 90 en Autriche, quand le pays se confronte enfin à son passé, à la Shoah, aux responsabilités tues. Ces débats sur l’histoire façonnent une jeune femme déjà engagée contre l’antisémitisme et viscéralement féministe, qui, entourée de jeunes gens plus âgés, milite dès l’âge de 14-15 ans et s’engage dans des cercles associatifs.
Une manière de trouver un sens en dehors de l’école où elle est « mauvaise », ne sachant ni travailler ni apprendre. On ne parlait pas encore d’enfants à haut potentiel et Alexandra se retrouve “paumée, ne sachant pas suivre les enseignements”. Elle ne sait pas comment elle a eu son bac mais investie d’une mission de défendre celles et ceux qui ne peuvent pas se défendre”, elle se lance dans des études de droit à l’université de Vienne. Sa mémoire photographique l’aide à avancer.
La désillusion du terrain
La réalité du tribunal la rattrape brutalement lors de son année à la cour, obligatoire en Autriche. Face à la misère humaine, aux histoires de violence, aux injustices du système, elle ne trouve pas la distance nécessaire. « Je n’arrivais pas à me protéger », estime-t-elle. Elle se retrouve dans l’incompréhension face à un système qui broie et ne se voit “ni procureure, ni juge ni avocate.”
Assise dans le bureau du juge avec lequel elle travaille, elle aperçoit une annonce pour un programme de l’université de Berlin « Preparing young women to lead ». Un flyer qui va tout changer. Sélectionnée pour y participer, elle découvre les rouages du pouvoir aux côtés d’une secrétaire générale d’Amnesty International qu’elle accompagne à toutes les réunions. « Quand vous voyez comment fonctionnent les réunions avec les ministres, les médias, les cercles de pouvoir, vous apprenez beaucoup. » Mais surtout, elle comprend les mécanismes de domination qui s’exercent sur les femmes de pouvoir. « Quand vous êtes une femme de pouvoir, on vous dit très tôt que tu es trop ceci, trop cela, trop dure, trop dominante, ce qu’on ne dirait jamais à un homme. »
L’appel de Paris
La France ne l’attire pas particulièrement, mais elle sait que pour évoluer dans les ONG internationales, il faut parler français, “la langue de la diplomatie”. Elle arrive à Paris pour mener une thèse sur les violences sexuelles dans les conflits armés qu’elle n’achèvera jamais. Le sujet la mine. “Ça a changé mon rapport au monde, aux hommes”.
Malgré son rejet initial du pays, une évidence s’impose : « J’avais cette intuition que ma vie serait ici. Je me suis dit : c’est ici que je vais vivre et mourir. Ça m’a fait un peu peur. » Tout s’enchaîne alors avec une fluidité troublante. « Quand quelque chose est écrit, c’est comme si quelqu’un balayait la route pour vous. » Appartement trouvé sans compte en banque, portes qui s’ouvrent et une carrière qui démarre en 2003, à l’IMS Entreprendre pour la Cité, dans l’univers naissant de la responsabilité sociétale des entreprises. Ce monde lui convient parfaitement. « Comme je suis maladivement impatiente, je veux avoir les moyens de mes ambitions. Le monde de l’entreprise c’est tout ça : on progresse, on avance vite, on prend une décision, on y va. » Elle devient rapidement une référence sur les questions de diversité, développe des outils concrets et apporte des réponses à des problèmes réels comme l’intégration des jeunes diplômés issus milieux sociaux défavorisés.
Elle poursuit son ascension. La Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) la débauche en 2006. Elle y devient directrice de la promotion de l’égalité, puis rejoint le comité de direction. En 2008, elle fonde Fabric of Society, sa propre société de conseil en RSE. L’expertise s’affûte, la réputation grandit.
Le tournant L’Oréal
Puis, en 2012, c’est L’Oréal qui lui ouvre ses portes alors qu’elle est à la recherche d’une “petite entreprise” au sein de laquelle concilier vie professionnelle et parentalité. « J’avais prévu d’être maman et d’avoir un job de responsable RSE » Mais Jean-Claude Legrand, le DRH, a d’autres plans pour elle.
Elle se souvient de ce jour où tout a basculé. Elle porte son jean blanc fétiche et le soleil est éclatant. Le DRH est en retard. Elle attend, agacée, puis capte les bribes d’une conversation entre deux employées et se dit : “Ce n’est pas pour moi. Au début, je me suis dit : c’est tous des fous ici.” Trois semaines plus tard, elle signe son contrat. Et douze ans plus tard, L’Oréal représente toujours les « plus belles années de [s]a vie ». Une entreprise de 4000 chercheurs, d’ingénieurs brillants, « des gens d’une intelligence rare et beaucoup de gens sympas qui veulent faire le mieux pour tout le monde. » Et surtout, un PDG qui finit par lui lancer un défi : » tu prends le pouvoir et les gens te suivront. »
L’art de l’influence
Cette phrase du PDG résonne encore aujourd’hui. Alexandra Palt a effectivement pris le pouvoir, mais d’une manière singulière. Sa fierté, « comme les gens que j’admire », c’est d’avoir « pu tendre la main à certaines personnes, ça les a sauvées ou ça a changé leur vie ». Cette capacité à ne pas lâcher au bon moment, à faire confiance quand personne n’y croit.
Entrée comme directrice du développement durable, elle est nommée directrice générale de la RSE en 2017, puis directrice générale de la Fondation L’Oréal la même année et intègre le comité exécutif en 2019. En 2020, elle lance « L’Oréal pour le Futur », doté de 150 millions d’euros d’investissements à impact. En parallèle, elle théorise sa vision dans « Corporate Activisme », publié en 2021, un manifeste pour les dirigeants qui veulent faire face aux mutations sociétales.
Cette indépendance d’esprit lui donne une liberté précieuse. « J’ai un immense avantage pour une dirigeante : je suis totalement indépendante. Qu’on m’aime ou pas, ça m’est égal. Je suis aimée dans ma vie privée et ça me suffit largement. » Cette assurance lui permet de dire ce qu’elle pense et d’avoir un impact réel.
Sa fascination pour certaines femmes révèle sa philosophie profonde. « Il y a toujours un type de femme vers lequel je me sens attirée. Ce sont celles à qui la vie a imposé de grandes épreuves et qui sont restées de bonnes personnes, résister en restant soi, ça vous donne une profondeur qui rayonne. » Elle repense à cette femme rencontrée dans un bus de soins intinérants opéré par L’Oréal, mais aussi à sa grand-mère qu’elle admire d’avoir “traversé la vie en essayant de s’élever sans se laisser avilir”.
La joie de la transmission
En avril 2024, Alexandra quitte L’Oréal pour « se consacrer à ses travaux de recherche sur un leadership décent face aux enjeux du XXIe siècle ». Le 18 juin, elle est nommée présidente du WWF France, succédant à Antoine Housset. Une nouvelle étape se dessine, celle de la transmission.
« Quand on est une femme qui entre dans la cinquantaine, on se demande quel est son prochain défi, comment avancer dans l’horizontalité qui s’installe »? Sa mission n’est plus verticale, elle n’est plus de gravir mais horizontale : porter, transmettre, se mettre au service de.
Cette position que lui confère son parcours lui offre une crédibilité unique face aux entreprises. « Elles ne peuvent pas me raconter n’importe quoi puisque j’étais à leur place. Je sais ce qui est une question de choix, pas de faisabilité. » Son expérience du pouvoir économique lui permet de challenger sans complaisance ceux qui se réfugient derrière la complexité pour justifier l’inaction.
Outre ses missions au service de WWF, Alexandra nourrit un rêve plus intime : une librairie à Romainville, ouverte avec un associé spécialisé dans la BD. « Passionnée par la littérature, j’avais fait ce rêve d’avoir une librairie. » Ce lieu, qu’elle compte développer à sa retraite avec une partie littérature générale et humanités, incarne sa vision de l’après-pouvoir. Discuter, transmettre, débattre avec ses clients. L’aboutissement d’une « fidélité à soi-même et à ses valeurs », léguée par son aïeule, qui guide encore ses choix. Et une liberté conquise de haute lutte qui lui permet aujourd’hui de dire sans fard ce qu’elle pense du monde et de contribuer à le changer.