Alors que la bataille des normes comptables de durabilité fait rage entre l’Union européenne, les États-Unis et la Chine, le chercheur et économiste Alexandre Rambaud, chercheur à AgroParisTech-CIRED et co-directeur de la chaire Comptabilité écologique et Double Matérialité, cofondateur du CERCES (Cercle des Comptables Environnementaux et Sociaux), alerte sur une dérive préoccupante : la domination d’une approche purement financière des enjeux environnementaux. Face à l’ISSB (International Sustainability Standards Board), qu’il juge « scientifiquement incohérent et politiquement dangereux », il appelle à replacer la comptabilité au cœur du pilotage écologique et géopolitique.
The Good : L’ISSB s’impose progressivement comme standard mondial pour le reporting durable. Vous dites que c’est “à peu près tout ce qu’il ne faut pas faire”. Pourquoi ?
Alexandre Rambaud : Parce que l’ISSB repose sur une vision de la matérialité financière : elle ne prend en compte que les impacts environnementaux et sociaux susceptibles d’affecter la valeur de l’entreprise — pas ceux de l’entreprise sur la planète. C’est une impasse scientifique, environnementale et politique.
Elle crée l’illusion d’une action responsable, alors qu’elle peut servir d’alibi à l’inaction. Même la Chine, pourtant souvent pragmatique, a refusé de se rallier à cette approche, préférant une vision de double matérialité — qui considère aussi l’impact des entreprises sur les écosystèmes.
Ce n’est pas un hasard : plusieurs coalitions d’investisseurs asiatiques se sont également opposées à l’ISSB. Ils ont compris qu’on ne peut pas continuer en 2025 à fonder les normes sur la seule performance financière. Ce n’est tout simplement plus à la hauteur des enjeux planétaires.
The Good : Vous évoquez une fracture mondiale entre intérêts financiers et objectifs scientifiques. Comment la situer aujourd’hui ?
A.R. : Nous sommes dans un moment de bascule. L’Union européenne a longtemps eu une avance avec la CSRD et les normes ESRS fondées sur la double matérialité. Mais depuis un an, on observe un retour de la pression américaine — les négociations autour du principe d’extraterritorialité en sont la preuve.
Si l’Europe cède, notamment sous la pression de Donald Trump, elle risque de perdre sa capacité à influencer le terrain de jeu international. Or ce terrain de jeu — les règles de la compétitivité mondiale — devait justement être redéfini par la durabilité.
Pendant ce temps, la Chine avance vite : sur les investissements verts, sur la durabilité comptable, elle est en passe de prendre le leadership. Ce serait un renversement historique.
The Good : Est-il encore possible d’éviter cette perte de leadership européen ?
A.R. : Oui, rien n’est perdu. Mais il faut agir sur deux leviers essentiels.
Le premier, c’est comprendre la portée géopolitique de la comptabilité socio-environnementale : ce n’est pas un exercice technique ni un outil de communication, c’est un instrument de pouvoir et de pilotage global.
Le second, c’est replacer la science au cœur de la normalisation comptable. Les normes doivent être alignées avec les limites planétaires, pas avec les attentes des marchés financiers.
Si les acteurs français — publics, privés, académiques — réussissent à intégrer cette vision systémique, ils peuvent redevenir moteurs d’une véritable refondation économique.
The Good : Vous restez pourtant optimiste ?
A.R. : Oui, je le reste profondément. Ce qui m’anime, c’est de voir à quel point la France est en avance intellectuellement -et opérationnellement, je me permets d’insister sur ce point- sur ces réflexions. Nous avons ici les bases scientifiques, les chercheurs. Et nous avons largement dépassé le cadre de l’expérimentation puisque des entreprises commencent déjà à utiliser la méthode C.A.R.E. dans les décisions réelles. Or je pense que c’est un message important à communiquer car il y a un écart de plus en plus grand entre la réalité de terrain et ce qu’on peut imaginer de C.A.R.E.
Mais il faut maintenant oser agir autrement : cesser de réduire la durabilité à des tableaux de bord ou à une communication de performance, et comprendre que la comptabilité est un levier de transformation politique, économique et écologique.
The Good : En un mot, quel message adresseriez-vous aux dirigeants ?
A.R. : Qu’ils considèrent la comptabilité non pas comme un outil de conformité, mais comme une boussole. Si nous voulons réellement transformer nos modèles, il faut cesser de compter pour plaire au marché, et commencer à compter pour le vivant.