18/11/2025

Temps de lecture : 5 min

« Le profit n’est pas la raison d’être de Patagonia », Nina Hajikhanian (DG EMEA Patagonia)

Patagonia vient de publier son Work in Progress Report, la vision la plus complète jamais partagée sur l’impact de l’entreprise, positif comme négatif. The Good a échangé à cette occasion avec Nina Hajikhanian, directrice générale EMEA de Patagonia.

Publié le 13 novembre, le « WIP Report » de Patagonia propose une nouvelle manière de parler d’impact, plus honnête et plus nuancée. Trois ans après avoir transféré la propriété de l’entreprise à la Patagonia Purpose Trust et au Holdfast Collective, l’entreprise dresse un bilan lucide de ses avancées et de ses contradictions.

Pour The Good, Nina Hajikhanian, directrice générale de Patagonia pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique, explique les contours de ce rapport inédit.

The Good : Votre Work in Progress Report se distingue par un niveau de transparence rare, reconnaissant ouvertement vos contradictions, par exemple, l’usage persistant du charbon dans certaines usines ou l’absence de solutions de fin de vie pour 85 % de vos produits. Pourquoi avoir choisi de partager vos limites, alors que la plupart des marques communiquent surtout sur leurs réussites ?

Nina Hajikhanian : Nous avons publié ce rapport parce que la transparence nourrit la responsabilité. Il s’agit du compte rendu le plus complet de notre structure de propriété et de nos actions en matière d’entreprise responsable, de produit, d’engagement communautaire et de philanthropie.

Nous ne voulions pas d’une brochure marketing, mais un document honnête montrant nos progrès et aussi nos manquements. Oui, la plupart de nos produits n’ont pas encore de solution de fin de vie et le charbon reste utilisé dans une partie de notre chaîne d’approvisionnement. Ces faits sont inconfortables, mais les cacher ne les résout pas.

Le titre Work in Progress dit tout. Nous ne prétendons pas avoir toutes les réponses. Nous croyons que partager la réalité dans son ensemble crée de la visibilité là où il faut agir, exerce une pression pour s’améliorer et, espérons-le, encourage d’autres à faire de même. Nous pensons que la transparence ouvre la conversation, et cette conversation peut conduire à la collaboration.

The Good : Vous avez renoncé à l’objectif de neutralité carbone 2025 pour viser le “net zéro” d’ici 2040. Est-ce l’aveu que les ambitions climatiques de l’industrie outdoor étaient trop simplistes, ou la volonté de fixer un objectif plus crédible ?

Nina Hajikhanian : C’est un objectif plus honnête et fondé sur la science. La neutralité carbone repose souvent sur l’achat de compensations sans réduction réelle des émissions. Nous ne pensons pas que cela soit suffisant.

Notre objectif est d’atteindre le zéro émission nette sur l’ensemble de notre chaîne de valeur d’ici 2040. Cela inclut les émissions de Scope 1, 2 et 3, la majorité de notre empreinte se situant dans le Scope 3 (matières premières et production). Cet objectif est validé par la Science Based Targets initiative.

Nous ne sommes pas en avance sur tous les fronts : nos émissions ont légèrement augmenté l’an dernier, et nous l’indiquons clairement dans le rapport. Le progrès n’est pas linéaire, mais l’objectif reste le même : réduire les émissions à la source, éliminer le charbon des chaînes d’approvisionnement et passer à des énergies renouvelables et des matériaux à moindre impact.

The Good : Vous affirmez que “le progrès vaut mieux que la perfection”. Concrètement, comment cette philosophie se traduit-elle dans vos équipes et vos relations avec les partenaires industriels ? Et selon vous, cette honnêteté radicale peut-elle inspirer un changement systémique dans le monde des affaires ?

Nina Hajikhanian : “Le progrès avant la perfection”, cela signifie agir dès maintenant, apprendre et s’améliorer, plutôt que d’attendre des solutions idéales.

En interne, cela se traduit par une culture où chacun est encouragé à s’exprimer, remettre en question et expérimenter. Notre culture valorise la pensée issue du terrain : les meilleures idées viennent souvent de la base, pas du sommet. Nos collaborateurs sont notre meilleure caisse de résonance.

En Europe, ils disposent aussi de comités d’entreprise et de conseils de subvention, leur permettant d’influer sur les décisions. Chaque employé bénéficie par ailleurs de deux semaines par an pour faire du bénévolat au service d’une cause environnementale ou communautaire.

Avec nos fournisseurs, cela se traduit par une approche de coopération plutôt que de sanction. Nous partageons nos standards et accompagnons les progrès, au lieu de rompre la relation dès le premier problème. S’il y a des cas de salaires impayés ou de frais de recrutement abusifs, nous travaillons avec les usines pour corriger ces situations.

Est-ce que cela peut inspirer un changement plus large ? Nous l’espérons.
Nous ne prétendons pas détenir la solution. Mais si une entreprise comme la nôtre peut parler ouvertement de ses échecs, rester rentable et continuer à progresser, alors d’autres peuvent le faire aussi.

The Good : Trois ans après le transfert de propriété au Patagonia Purpose Trust et au Holdfast Collective, en quoi ce modèle inédit a-t-il transformé la gouvernance et la prise de décision au quotidien de Patagonia ? Ressentez-vous un nouveau sentiment de liberté, ou plutôt une responsabilité accrue envers votre « nouveau patron » : la planète ?

Nina Hajikhanian : La structure de propriété a changé la destination de nos bénéfices, mais elle n’a pas modifié nos valeurs ni notre manière de décider. Le Patagonia Purpose Trust existe uniquement pour protéger notre mission. Le Holdfast Collective reçoit les bénéfices qui ne sont pas réinvestis et les utilise pour soutenir la nature et les communautés. Cette structure rend notre mission juridiquement contraignante et permanente.

Dans les faits, elle apporte à la fois de la liberté et de la responsabilité. De la liberté, parce que nous n’avons plus d’actionnaires exigeant des retours à court terme. De la responsabilité, parce que notre nouveau propriétaire, c’est la planète. Chaque décision que nous prenons doit être cohérente avec cette mission.

En Europe, cela se traduit aussi par des décisions locales. Que ce soit pour l’ouverture d’un nouveau magasin, la collaboration avec une ONG ou le lancement d’une campagne, la question que nous nous posons est toujours la même : est-ce que cela protège la planète, soutient nos communautés et favorise la santé de l’entreprise sur le long terme ?

The Good : Patagonia a versé plus de 240 millions de dollars à des ONG environnementales au cours des 40 dernières années, dont 14,7 millions sur l’exercice 2025. Comment concilier cette générosité structurelle avec les contraintes économiques d’une entreprise mondiale ? Est-il possible d’être radicalement philanthrope sans fragiliser son modèle ?

Nina Hajikhanian : Depuis 2022, lorsque nous avons annoncé que la Terre était désormais notre seul actionnaire, la structure de propriété de Patagonia a été pensée pour protéger durablement notre mission. Toutes les actions à droit de vote sont détenues par le Patagonia Purpose Trust, qui veille à la mission de l’entreprise. Les actions sans droit de vote appartiennent au Holdfast Collective, qui reçoit les profits non réinvestis dans l’activité et les consacre à la protection de l’environnement et aux actions communautaires.

Nous restons une entreprise à but lucratif. Nous devons rester financièrement solides pour préserver notre indépendance, investir dans nos équipes et nos chaînes d’approvisionnement, et continuer à exister sur le long terme. Le profit n’est pas la raison d’être de Patagonia, mais il est nécessaire pour alimenter notre mission. Nous réinvestissons ce dont l’entreprise a besoin. Ce qui reste est reversé à la protection de l’environnement via le Holdfast Collective et à des associations locales via 1 % for the Planet.

Ce modèle n’est pas une philanthropie “à côté” : il est intégré au fonctionnement même de l’entreprise.
Depuis 1985, Patagonia a reversé plus de 240 millions de dollars à des organisations environnementales. Sur l’exercice 2025, nous avons versé 14,7 millions de dollars à des structures locales. Cette gouvernance rend désormais cet engagement irréversible.

Pour nous, la finalité et le profit ne sont pas en opposition. Le rapport démontre qu’il est possible de diriger une entreprise mondiale, d’être transparent sur son impact et de consacrer ses ressources à la protection de la planète.

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